sommaire :
Présentation par Bernard Ravenel
Le début des négociations et les termes de référence
Les batailles préalables à des négociations et l’arrêt de celles-ci
Les propositions palestiniennes
Dans notre cycle qui entend présenter les différentes dimensions du problème palestinien, il n’était pas pensable de ne pas aborder au fond le problème des réfugiés qui constituent la majorité de ce peuple. Et nous tenions à ce que ce thème soit présenté par la personne qui, en France, connaît le mieux le dossier, à savoir Elias Sanbar, qui a été responsable de la délégation palestinienne sur ce sujet dans le cadre des négociations multilatérales issues de la Conférence de Madrid en 1991. Je le remercie au nom de l’AFPS d’être parmi nous ce soir.
En préalable, je voudrais faire une remarque d’ordre sémantique :
« Droit au retour » ou « question des réfugiés », la différence dans la dénomination n’est pas innocente. Elle désigne le lieu d’où l’on parle et les perspectives dans lesquelles on entend s’inscrire. Ici - les réfugiés - ce sont des considérations humanitaires liées aux conditions de vie dans les camps qui prennent le pas ; là - le retour - c’est en termes de droit que l’on entend raisonner, un droit de chaque individu, mais aussi un droit à l’échelle d’un peuple : comment parler du droit à l’autodétermination dès lors que la majorité de ce peuple est en exil forcé. Par ailleurs, et ce n’est pas le moindre des paradoxes, le terme même de « retour » évoque inévitablement un élément-clé des relations qu’entretient l’État d’Israël avec la diaspora juive. La loi israélienne du même nom fait de chaque juif dans le monde un citoyen israélien pour peu qu’il en manifeste le désir.
Pour les Palestiniens, cette question est au coeur de l’injustice qui leur a été faite. Pour Israël, elle est directement liée au caractère juif de l’État proclamé en 1948. Les modalités de sa résolution seront probablement, aussi bien du côté israélien que du côté palestinien, le critère principal d’adhésion ou non aux accords finaux.
Pendant quarante-cinq ans (jusqu’au processus de paix lancé à Madrid en 1991), la question des réfugiés est restée peu débattue. Tant que la question palestinienne était posée comme un tout indissociable, elle paraissait insoluble. Parler de la nécessité d’une solution globale pour les 5 millions et quelque de Palestiniens, c’était accepter l’idée que le compromis n’était pas envisageable. Mais avec l’évolution stratégique de l’OLP, il est devenu possible d’isoler la question des territoires occupés pour la traiter dans un cadre spécifique tout en traitant parallèlement la question des réfugiés dans le cadre de négociations multilatérales.
Elias Sanbar était donc au centre de cette négociation. C’est pour cela que la présentation de ce thème, parfois instrumentalisé, en particulier par les adversaires de toute solution, par Elias Sanbar, nous paraît particulièrement nécessaire et opportune. Bernard Ravenel
Le texte qui suit a été établi à partir de la retranscription de la conférence d’Elias Sanbar et du débat qui a suivi. Il n’a pas été revu par l’auteur.
La question des réfugiés est la question centrale du problème israélo-palestinien, parce que c’est la question originelle, le noeud le plus complexe de tous parmi les diverses questions à résoudre. Elle dépasse toutes les autres car elle réunit la question du passé, le présent (60 % de la population palestinienne est réfugiée), et l’avenir. La clé fondamentale de ce que l’on pourrait appeler une possible réconciliation se trouve là et pas ailleurs. On peut aboutir à un accord sur Jérusalem sans que cela nécessite forcément une réconciliation car on peut gérer cette question d’une certaine façon selon les accords de paix, par exemple prévoyant un contrôle international avec des garanties ; on peut trouver une formule. On peut régler la question des colonies également par pures négociations entre deux partenaires. Mais on ne peut pas arriver à une solution de la question des réfugiés sans aborder la question de la réconciliation.
Quelques rapides précisions de vocabulaire car le vocabulaire joue beaucoup.
1/ Tout d’abord, on a tendance spontanément à considérer comme réfugiés les Palestiniens qui habitent les camps de réfugiés et c’est évidemment logique d’y penser. En réalité, concernant la question du retour, le problème des réfugiés ne concerne pas uniquement les habitants des camps mais la totalité de l’exil palestinien car il y a une partie des exilés palestiniens qui ne vivent pas dans des camps ou qui n’ont même pas vécu dans des camps, mais qui n’en sont pas moins des gens titulaires et habilités à réclamer l’application de ce droit car il les concerne et il les touche. Donc quand on parle du droit au retour et des réfugiés, il ne s’agit pas uniquement de la population des camps.
Il faut que vous sachiez que, dans le cadre des négociations, une trouvaille commode de vocabulaire a été apportée pour pouvoir distinguer les dossiers. Mais en distinguant les dossiers, on a quand même semé une confusion : les réfugiés, les expulsés palestiniens de 1967 et non pas de 1948, ont été déclarés, pour la commodité du vocabulaire, pour qu’on puisse distinguer les deux négociations l’une de l’autre, des populations déplacées. En fait ils sont exactement dans la même situation que ceux de la première vague d’expulsion en 1948. Donc ce problème concerne comme vous le voyez les gens expulsés en 1948, les gens exilés à qui on n’a pas permis de revenir, les gens déplacés de force en 1967 et qu’on ne laisse pas revenir chez eux, donc de façon assez globale près de 60 % du peuple de Palestine. Ce qui veut dire une majorité écrasante, ce n’est pas une frange, donc ce n’est pas seulement une question centrale, elle touche, elle concerne la majorité démographique aussi. Ce n’est pas une minorité qui constitue une question importante, c’est la majorité qui constitue la principale question. C’est pour cela que c’est un grand, grand, grand noeud.
2/ La deuxième chose qu’il faut savoir, c’est quant à la géographie du réfugié. En 1948, l’expulsion s’est passée de plusieurs façons. Vous avez tout d’abord les Palestiniens qui résidaient, qui habitaient dans la partie littorale plus les premières plaines derrière le littoral, notamment la Galilée, la plaine de Jaffa ; cette région, qui est devenue l’Israël de 1948, a été très massivement vidée de sa population puisque, à l’époque, ce qu’on appelle toute la Palestine historique, c’est à-dire Israël actuel, plus Cisjordanie, plus Gaza, totalisait 1 400 000 personnes environ. Sur ces 1 400 000 personnes vous avez en 1948 à peu près entre 760 000 et 800 000 qui sont expulsés, c’est-à-dire à qui on fait passer les frontières. Il y a d’autres populations qui, sans être expulsées, c’est-à-dire les Palestiniens originaires de la Cisjordanie ou de Gaza, se trouvent détachées de la Palestine sans en être sortis ; en effet, la bande de Gaza passe sous contrôle égyptien, la Cisjordanie sous contrôle transjordanien et ces Palestiniens-là, sans avoir bougé de Palestine, se retrouvent littéralement en dehors de la Palestine puisque la Palestine disparaît et qu’émerge à sa place un État qui s’appelle Israël.
Pour avoir une idée des chiffres, il faut que vous sachiez que vous avez à peu près 800 000 personnes qui sont expulsées. Le premier recensement israélien, de 1950, dénombre à 152 000 les Palestiniens encore présents dans les zones sous contrôle israélien. Donc si nous ajoutons les 152 000 aux 800 000 réfugiés expulsés, que nous soustrayons ces 950 000 du 1 400 000, nous évaluons à 450 000 ceux restant qui se sont retrouvés dehors, les habitants de Gaza et de la Cisjordanie.
Maintenant, comme dans toute expulsion, une expulsion ponctuée de massacres, les populations en règle générale se déplacent vers les frontières les plus proches et en fonction des seules routes sûres. Les populations civiles - qui ont encore en tête non seulement le massacre de Deïr Yassin, le plus connu, mais aussi de nombreux autres qui ont ponctué l’expulsion et dont on commence enfin à parler - se déplacent vers les lieux les plus proches. C’est ce qui explique qu’en règle générale la population du Nord (Galilée, Haute-Galilée, Basse-Galilée, région de Haïfa et de Saint-Jeand’Acre) va se retrouver soit au Liban, soit en Syrie. C’est ce qui explique également que les populations palestiniennes des zones centrales (celles qui vont de Haïfa à Jaffa) vont aller dans deux directions, soit vers la Cisjordanie, soit vers Gaza et de Gaza vers l’Égypte. D’autres après iront encore plus loin, vers l’Irak, vers l’Europe, vers les Amériques, vers l’Amérique latine, ainsi de suite.
Je rappelle tous ces mouvements pour bien indiquer qu’il y a des réfugiés palestiniens, des exilés palestiniens au Liban, en Syrie, en Égypte, en Irak, en Jordanie bien sûr, etc., mais il y en a également qui sont réfugiés sur des portions du territoire de la Palestine puisqu’il y a des camps de réfugiés en Cisjordanie et à Gaza, ce qui fait que vous avez une situation très complexe sur le plan du statut. Vous avez des Palestiniens qui vivent au milieu de frères arabes, qui vivent cela comme un bannissement parce que l’exil est une notion trop étrangère en fait - on n’est pas exilé chez soi ; les Arabes étaient notre prolongement naturel, nous étions bannis chez des frères - mais vous avez également cette situation très étrange où des Palestiniens résident au milieu d’autres Palestiniens. Le camp de réfugiés de Naplouse par exemple est près de Naplouse ; le camp de Naplouse est habité par des réfugiés venus de ce qu’on appelle les zones de 1948, Naplouse est habité par les habitants de Naplouse.
Et vous avez à cette époque deux catégories de Palestiniens, l’une qui est dans la situation du refuge et l’autre qui est dans la situation de la déchirure, c’est-à-dire coupée de la Palestine sans avoir bougé de l’espace.
Donc vous voyez cette situation du retour concerne non pas des aspirations différentes, mais touche des États, des situations extrêmement diversifiées. Cela ne change rien au sentiment ; le sentiment est unitaire et la réclamation est unanime sur ce point. Mais cette situation touche quand même beaucoup aux perceptions. Il est certain qu’un Palestinien qui habite un camp de réfugiés en Palestine ne fonctionnera pas par rapport à son idée du territoire de la même façon qu’un Palestinien qui habite un camp de réfugiés au nord de la Syrie par exemple, le rapport à la territorialité, le rapport au déplacement, le rapport à l’absence est quand même différent, il y a des nuances. Ça ne change rien fondamentalement, mais c’est important de le savoir.
Cette question du droit au retour est née très, très vite, c’est-à-dire immédiatement après l’expulsion, au moment où les réfugiés commencent à débarquer. Et l’expulsion s’est faite très vite. Donc il y a eu une sorte de choc. Ça n’a pas été une hémorragie au cours de laquelle des gens partaient petit à petit. Tout s’est joué en à peine quelques semaines. Donc il y a une situation de véritable choc, et pour ceux qui sont expulsés, et pour ceux qui les voient arriver aux frontières arabes. Il y a une situation également très compliquée sur le plan matériel et humain, sur le plan sanitaire. Et, très vite, l’ONU va réagir par une condamnation parce qu’il n’est pas prévu en principe que le partage de la Palestine se passe ainsi.
C’est à partir de là que les deux premières organisations qui vont recevoir les gens - et qui n’étaient pas là pour cela puisque personne ne savait ce qui allait se passer - sont d’une part la Croix-Rouge internationale, qui se trouvait dans les pays limitrophes et qui a immédiatement couru vers ce théâtre du désastre pour accueillir les populations, et des missions humanitaires de Quakers américains qui faisaient à l’époque un travail humanitaire dans la région de Gaza. Ce sont ces deux organisations qui ont en fait encaissé le choc puisque l’ONU n’avait pas encore préparé des institutions pour recevoir le flot des réfugiés. Puis très rapidement ces deux organisations vont transférer leurs activités à une agence qui s’appelle l’Unrwa [1], créée dans la foulée du vote en décembre 1948 de la résolution 194, celle qui institue le droit au retour.
Sur ce point, un rappel est nécessaire car cela va beaucoup peser à l’avenir : la résolution 194 dit que tout Palestinien a le droit au retour et il sera indemnisé dans le cas où il ne voudrait pas exercer son droit. La nuance est capitale. Jamais le texte fondateur de cette question du droit au retour ne dit : ou les Palestiniens rentrent ou ils sont indemnisés, c’est-à-dire il n’y a jamais eu dans le texte l’idée d’instituer l’indemnisation comme une alternative au droit. L’indemnisation n’est présentée dans le texte de la résolution que comme un choix de ceux qui, détenant le droit, décideraient de ne pas exercer leur droit et seraient à ce titre habilités à réclamer d’être indemnisés pour les biens qu’ils ne veulent plus réclamer. Ils ne veulent plus les réclamer. On ne peut pas leur dire : vos biens sont partis, vos droits sont partis et voilà en échange une somme. Ce n’est pas ce que dit le texte. J’insiste là-dessus parce que cette lecture biaisée de la résolution est un des points fondamentaux de la bataille diplomatique.
La deuxième chose qu’il faut savoir, c’est que l’Unrwa, qui est une agence de l’ONU, est unique en ce sens que, à la différence de toutes les autres agences des Nations unies, elle est la seule créée de façon expresse et limitative pour la question des réfugiés de Palestine. Les organisations de l’ONU par exemple pour la santé, pour l’enfance, sont mondiales : elles peuvent aller sur n’importe quel théâtre où il y a des problèmes de santé, des problèmes pour l’enfance ; les agences pour l’éducation peuvent aller dans n’importe quel pays où il y a des problèmes d’éducation, l’Unrwa a été créée de façon expresse et exclusive pour s’occuper des réfugiés palestiniens et j’ajoute - c’est dans son règlement interne - elle disparaîtra le jour où les droits seront accomplis. Donc l’Unrwa trouve sa raison d’être dans le fait que le droit n’a pas été appliqué et l’existence de l’Unrwa est, sur le plan juridique, la preuve permanente que ce droit attend son application. C’est également très important. Je vous raconterai après comment, à un moment donné, les Américains et les Israéliens se sont attaqués durant la négociation, à cette question des droits en prétextant une campagne pour la fermeture de l’Unrwa pour des raisons soi-disant purement institutionnelles. Parce que si vous abolissez cette institution, cela signifie que, puisque c’est son statut, que le droit a été satisfait et donc vous voyez que cette institution - par-delà les tâches dont elle s’est occupée, l’éducation, la santé, etc. - a une portée infiniment plus importante et va infiniment plus loin qu’une simple activité d’agence humanitaire. Son existence est la preuve quotidienne que ce droit attend son application.
Partant de là, la question du droit au retour a, dès le départ, vous vous en doutez, été contrée par un refus absolu de la part d’Israël. Ce n’est pas une question qui a été débattue avec des points de vue même diamétralement opposés ; c’est une question dont il était littéralement interdit de parler. La question du droit au retour, plus que toutes les autres, était une question fondamentalement tabou, interdite. Les thèmes et les alibis sur le danger démographique, etc., que vous entendez aujourd’hui n’ont commencé à émerger que précisément lorsque nous avons réussi à ouvrir la question, comme des tentatives pour bloquer l’avancée du débat. Au départ, il n’y a strictement aucun débat, cette question ne se pose pas. Elle est inventée, disent les Israéliens, inventée de toutes pièces par ces Palestiniens qui sont partis d’eux-mêmes, qui sont partis en s’enrichissant, parce qu’ils nous ont roulés en vendant leur pays et très souvent à des prix que leurs terres ne valaient pas ; et maintenant qu’ils se sont enrichis, ils viennent pleurnicher en disant qu’on leur a pris leurs terres. Et d’ailleurs la meilleure preuve qu’ils n’existent pas, c’est qu’ils n’ont aucun attachement à leur patrie puisqu’ils l’ont vendue. C’était ça leur thème. Mais voyons, personne n’a obligé personne à partir ! etc.
D’où vient cette espèce de panique - car, malgré l’outrance des propos, c’est une position de panique qu’adopte Israël dès que l’on aborde cette question ? Elle vient de deux registres et une fois que je vous les aurai détaillés, vous comprendrez encore plus pourquoi cette négociation est compliquée.
Elle vient tout d’abord d’un registre que j’appellerai un registre de légitimité publique et qui peut s’énoncer comme cela : l’État d’Israël, dans la perception du mouvement sioniste et dans la perception des membres de ce mouvement, a été dès le départ présenté comme la solution au problème juif, pardon à la « question juive » parce que c’est en ces termes qu’elle était formulée déjà dans le célèbre texte de Marx. Donc, dès les pogroms tsaristes, combinés aux effets de l’affaire Dreyfus commence à se développer l’idée « nous n’avons de place nulle part, il faut qu’il y ait un État refuge » ; c’est parti du choc qu’a un journaliste viennois du nom de Hertzl qui couvre le procès Dreyfus et qui, alors qu’en arrivant à Paris, il est plutôt quelqu’un dans les thèses de l’intégration des juifs dans les sociétés européennes, en revient avec l’idée d’un État refuge, mais un État refuge face à des persécutions. Donc, dès le départ - et ça n’a rien à voir avec ce qui s’est passé sur le terrain - dans le mouvement sioniste et dans la perception extérieure de ce mouvement, dans les opinions occidentales, le projet est présenté comme un projet qui vise à faire justice à des persécutés.
Le fait que le pays qui va servir de havre et de refuge soit peuplé ne pose pas problème. Il ne pose pas de problème dans la mesure où, à l’époque (il faut aussi se mettre dans la mentalité de l’époque et dans la vision politique de l’époque) ceux qu’on appellera par la suite les pays colonisés ou les pays du Sud ne comptent pas. Le slogan qui disait dans le débat de 1967 « Une terre sans peuple pour un peuple sans terre » est très tardif ; en fait tout le monde savait que la terre n’était pas vide. Le grand problème, c’est que, comme ce sont des gens différents (des Arabes, des Africains, des Asiatiques, c’est comme ça qu’on les percevait), ils ne comptent pas. Et quel est le problème à devoir les consulter pour savoir si on va prendre leur espace pour en faire autre chose ? Donc cela passe.
Mais dès le départ, ce qui est important dans toute cette histoire, c’est la perception que cette histoire est juste. Et cet aspect d’histoire juste va devenir infiniment plus fort avec le déferlement de la barbarie nazie. Après ce qui se passe durant la Deuxième Guerre mondiale et la montée hitlérienne également à partir des années 1933, la terre entière est convaincue que la proclamation de l’État d’Israël est la réponse juste à une injustice, que le nazisme étant un mal absolu, la riposte israélienne au mal absolu est forcément un bien absolu. Et donc dès le départ commence à fonctionner ce thème non pas de la légitimité politique ou de facto - vous avez des États qui sont nés par la force, par des conquêtes, et qui ont dit : voilà nous avons conquis, nous proclamons, nous sommes là, ou par une colonisation (les États-Unis en sont un fantastique exemple) - mais une légitimité morale. Et c’est un État qui naît à partir d’une guerre d’expulsion qui est quand même quelque chose de moralement très peu légitime.
Donc, dès le départ, la question de la légitimité va être perçue sur le plan étatique comme menacée, mortellement menacée, au cas où on accepterait l’idée que cet État légitime est né d’un acte illégitime. Commence alors à se développer une espèce de panique à savoir : tout le monde dit que nous ne devons pas exister, que l’État d’Israël doit être aboli, qu’il s’est érigé à la place de la Palestine et que la Palestine ne peut réémerger de la disparition, que si Israël recède la place. L’idée que les épisodes de la naissance de l’État d’Israël puissent être divulgués, provoque à ce moment des réactions de pure panique car elle est liée à l’État d’Israël, non pas à un épisode pas très glorieux de son histoire, mais à sa naissance et ça veut dire à sa légitimité, donc à son existence future. Les Israéliens sont convaincus que si l’État d’Israël est illégitime, il n’y a plus aucune raison pour qu’il existe.
Ainsi, cette question qui, en apparence, n’est qu’une question de droit - elle l’est aussi, et pas seulement en apparence -, mais qui n’apparaît que comme une question de droit ou une question du débat historique, est une question existentielle sur le plan étatique pour les Israéliens. D’où cette espèce de fermeture absolue dès qu’elle est abordée. Il y a un crime qu’il s’agit de ne pas dévoiler. C’est pour cela qu’on peut dire qu’ils savent ce qui s’est passé. C’est ça le noeud le plus important dans l’histoire. Les Israéliens savent tous ce qui s’est passé, tous à commencer par ceux qui n’ont pas vécu ce qui s’est passé. Et c’est pour cela qu’il y a une véritable panique dès que vous abordez la question, ils savent ce qu’ils ont fait et ils savent que nous savons ce qu’ils ont fait.
À partir de ce point, on passe à l’autre registre qui est plus intime, plus individualisé, plus personnel. L’État d’Israël est donc né comme une riposte à une barbarie et peut-être qu’il l’a été en partie puisqu’un grand nombre des rescapés se sont retrouvés là. Que cela justifie l’expulsion d’un peuple est une autre histoire. Et l’État d’Israël est dès le départ façonné, construit et bâti par rapport aux individus qui le constituent sur le thème du camp retranché.
Chaque individu est élevé, vit, est organisé - l’école le dit, l’université le dit, l’entraînement permanent à l’armée le montre, l’idéologie militariste le dit - avec ce sentiment de la citadelle assiégée et le sentiment que non seulement la légitimité politique de l’État est menacée, mais également l’existence physique de ses habitants. L’individu est dans une double inquiétude, celle que son État ne soit plus légitime, et donc que l’édifice s’effondre, et celle que lui-même ne soit plus légitime, en tout cas ne soit plus autorisé à être là où il est, pour certains là où ils sont nés, et que donc l’existence physique soit remise en question, c’est à dire l’idée du massacre.
Et donc ce phénomène qu’on trouve au niveau public, à savoir qu’il ne faut pas que ça se sache, devient encore plus fort au niveau individuel. Il ne faut surtout pas le reconnaître, parce qu’à la seconde où moi, en tant qu’individu, je reconnais que j’ai pris la place d’un autre, que ma famille a occupé la maison d’un autre, que j’ai expulsé, on pourra tout à fait venir me dire, non seulement tu as commis une injustice, mais encore tu n’as plus le droit de vivre ici. C’est pour cela que cette question du droit au retour touche à des registres qui ne sont pas strictement diplomatiques ou strictement politiques ou strictement humanitaires. Elle relève aussi d’autre chose et là vous avez un très gros noeud, d’ailleurs avec de très grandes ramifications, et je n’exagère pas, de type schizophrénique, psychanalytique.
Je vous raconte juste une histoire pour que vous vous imaginiez l’état dans lequel ces choses se vivent. Il y a quelques années, j’étais en Palestine et j’ai rencontré un Israélien, non pas simplement un pacifiste, mais quelqu’un d’extrême gauche, c’est-à-dire un personnage considéré comme un traître absolu par sa propre société. Ce qu’il m’a dit est quand même très dur, pour quelqu’un qui est pour le droit au retour, qui me déborde même parfois sur cette question. Donc il m’a dit : « Tu sais, c’est quand même très compliqué. » Je lui dis : « Qu’est-ce qui est compliqué ? » Il me dit : « Tu sais, moi, j’étais avec ma famille dans les camions qui étaient pleins, chargés de gens autour des deux villes de Ramleh et Lod. » (Lod est devenu l’aéroport de Lod aujourd’hui, et vous savez durant l’expulsion, ça aussi on ne le raconte pas assez, des camions chargés de civils israéliens étaient toujours préparés quasiment en bordure des affrontements militaires pour que, dès que le village tombe ou que la ville tombe, les remplaçants soient immédiatement installés dans les maisons, qu’il n’y ait aucune possibilité de retour, même une demi-heure plus tard. C’est pour cela qu’il y a tellement de récits israéliens de maisons dans lesquelles ils débarquent, où les repas sont encore chauds ; ça n’est pas de la mauvaise littérature, c’est vrai.) Donc, cet ami me dit : « Tu sais j’étais dans un des camions de Ramleh et en un tour de main la ville a été vidée ; une heure après nous étions installés dans une maison et il y avait effectivement à la cuisine un repas qui cuisait. La mère était partie en catastrophe. » Je lui dis : « Oui, ça a dû être très dur » ; il me dit « non c’est pas ça qui est dur ». Je lui dis : « Qu’est-ce qui est le plus dur ? » Et là vraiment il m’a ouvert les yeux sur une dimension qui est quand même très lourde. Il m’a dit : « Le plus dur, c’est que, pendant des années après, chaque fois que nous avons eu soif, nous avons bu de l’eau dans leurs verres. Et ça, ça rend fou, ça dépasse l’analyse politique, ça donne un profond sentiment, qu’on le veuille ou non, et surtout que vous n’avouerez jamais, de ne pas avoir le droit d’être là où on est. »
C’est au niveau de l’essence humaine, on n’est plus du tout dans de grands débats, on est dans de l’humanité et ça a rendu beaucoup de gens très fous. D’où cette espèce de défensive permanente ; dès que vous abordez la question du retour, on ne te dit pas : « Qu’est-ce que tu veux dire ou qu’est-ce que tu prétends ? » La réponse, dès qu’on l’aborde, c’est : « Est-ce que tu veux me tuer ? » On l’a entendu tout le temps : « Est-ce que vous parlez de cette histoire pour nous massacrer ? » En quoi le fait de réclamer son droit équivaut-il à leur massacre ? Mais c’est comme ça en permanence.
Donc cela a constitué l’essence du blocage, tout le reste, tout ce que vous avez entendu après sur « les résolutions ne disent pas cela », « vous êtes trop nombreux, vous allez perturber le caractère juif dominant de l’État », etc., sont quasiment des arguments d’arrière-garde, des arguments de retrait défensif. Le fond de l’histoire est là. Si, à la seconde où nous reconnaissons votre droit, nous faisons aveu de notre illégitimité profonde, n’espérez pas obtenir de nous de nous suicider. C’est cela tout le problème de la négociation du droit au retour. Et c’est pour cela que c’est très bloqué. Et c’est pour cela que les discussions qui vont dans tous les sens sur la démographie sont des pièges.
Nous, Palestiniens, nous ne devrions pas discuter pendant des heures pour dire : « Ne vous en faites pas, ça sera 150 000, pas 225 000 vous comprenez, 150 000 c’est pas terrible... » Le problème n’est pas là, ils le savent. Il faut aller vers les questions de légitimité, une question de conditions de naissance. Dans quelles conditions est né l’État d’Israël et c’est ça qui est la clef de cette histoire.
Bien entendu, cela n’a pas empêché, à partir d’un certain moment, les négociations de s’ouvrir. Mais avec tout ce que je vous ai dit, vous pouvez commencer à imaginer les tactiques de négociation qui ont été employées. En un mot, c’est très simple. Il fallait tout faire pour ne pas poser la question. Que pouvait-on aborder pour ne pas revenir à cette question ?
Donc, à l’ouverture des négociations, on nous a dit que la question des réfugiés allait être abordée - on ne pouvait pas l’éviter, les rapports de force ne permettaient pas aux États- Unis de la sortir de la négociation - mais ils se sont très vite arrangés pour dire qu’elle faisait partie des questions explosives - ils ne disaient pas explosives, ils disaient des questions les plus ardues... « On ne peut pas espérer commencer une négociation par le plus dur et donc prendre le risque d’une impasse immédiate. Nous allons négocier les choses négociables, celles sur lesquelles on peut s’arranger, nous allons laisser de côté pour plus tard les questions qui elles sont plus complexes : Jérusalem, les colonies, les réfugiés, l’eau, les frontières et la sécurité. »
Mais la pression était telle - car la majorité écrasante de ce peuple est composée de réfugiés -, qu’ils ont dû inscrire cette question dans le volet dit des négociations multilatérales, présentées de façon très vague au départ, c’est-à-dire des négociations techniques.
Et nous sommes allés à cette ouverture des négociations à Ottawa. À l’époque, nous étions tous à Washington, nous avons constitué une petite délégation et nous nous sommes retrouvés à Ottawa pour l’ouverture des négociations sur les réfugiés.
Dès le départ, une cible était très claire - et là nous avions un peu réussi, malgré le rapport de force extrêmement défavorable, à utiliser une règle que les Américains nous avaient imposée ailleurs et qui s’est retournée contre eux. Les Américains avaient systématiquement accompagné les ouvertures des négociations de ce qu’ils appelaient « les termes de référence », c’est-à-dire un peu la règle de base à partir de laquelle les négociations se mènent. Donc, nous avons dit : il faut le terme de référence de cette négociation, même si elle est purement technique et que la vraie négociation viendra au bout de la période transitoire. Dans notre esprit, l’idée était de poser dès le départ la résolution du droit au retour.
Nous partons de cela, ce que sachant la délégation israélienne n’est pas venue à l’ouverture et nous avons fait l’ouverture sans Israéliens. Et là, ils ont commis une faute dont nous étions en principe les champions, nous les Arabes en général, à savoir la chaise vide, et nous avons réussi à ce moment, en l’absence des Israéliens, à mettre au préambule des négociations multilatérales que les négociations étaient basées sur les termes des résolutions, de toutes les résolutions de l’ONU relatives à la question des réfugiés palestiniens. Donc nous avons réussi non pas à négocier mais à marquer un point de référence qui est vital. Tout tourne autour de cette histoire, est-ce qu’il y a un droit ou pas ? et si on dit qu’il y a un droit, cela va ouvrir l’autre histoire.
Néanmoins à cette négociation intervient une des premières trouvailles américaines. C’est le discours du chef de la délégation américaine qui dit : « Pour négocier sur les réfugiés, il faut quand même qu’on fasse des définitions. Nous sommes réunis pour discuter le cas des réfugiés et les réfugiés sont toutes les personnes qui ont subi des déplacements du fait de la crise du Proche-Orient. » Et il a commencé à donner des exemples : les Kurdes en Irak, les populations du Sud Liban du fait de la guerre civile, les populations syriennes du Golan, les juifs des pays arabes ; tout d’un coup, tout le monde est devenu réfugié. Et il y avait donc au départ dans la reconnaissance de cette résolution comme terme et comme élément de base de la négociation une politique très claire consistant à dire : il y a un problème de réfugiés, il est régional, il n’y a pas de problème palestinien des réfugiés ; il y a un problème comme dans toutes les situations de guerre, les gens bougent - c’est vrai, dans toutes les guerres il y a des mouvements de réfugiés. Subitement, nous étions assimilés à des mouvements de populations. Donc, la première bataille a consisté à casser cette définition qui n’a pas été retenue.
La deuxième bataille s’est faite en présence de la délégation israélienne qui a réalisé que les choses étant faites, il ne fallait plus laisser la place vide. Ils sont venus, dirigés d’abord par Schlomo Ben Ami, lui-même juif marocain (qui est devenu par la suite ministre de Barak) et j’ai réalisé très vite et ça se sentait à des kilomètres, que la totalité de la délégation israélienne était composée de juifs des pays arabes. Et le thème a été : toutes les guerres, tous les conflits provoquent des injustices, nous sommes à égalité dans les torts, les Palestiniens sont partis de chez eux, les Juifs arabes ont été chassés de chez eux, nous avons calculé les pertes de part et d’autre, nous sommes entièrement quitte et la question est réglée. Il y a eu une sorte d’échange de population. Mais une deuxième bataille a été menée sur ce thème et elle a été quand même de nouveau été bloquée.
La troisième bataille, qui était à mon avis politiquement la plus dangereuse, s’est déroulée en Turquie où avait eu lieu une session qui avait coïncidé avec le début de l’installation de l’Autorité nationale palestinienne à Gaza et donc le début de l’émergence d’institutions, de fonctionnaires, de bureaux, etc. Et à ce moment-là - les Israéliens n’ont pas ouvert la bouche sur cette question, car ça aurait été trop gros que ce soit eux qui présentent la demande - la demande a été faite par les Américains et les Canadiens, en tête-à-tête au départ, en tant que délégation palestinienne dès notre arrivée : « Voilà, nous avons des choses très importantes à vous dire. Vous êtes en train de prendre votre pouvoir à Gaza, en Cisjordanie, vous êtes en phase de powerment (Powerment, c’est comme une mise en orbite de pouvoir, vous êtes en train d’être chargé en terme de pouvoir comme on charge une pile) et quand même vous ne pouvez pas, alors que votre pouvoir émerge, supporter l’existence d’un État dans l’État qui a quand même 110 000 fonctionnaires, ce qu’aucun organe ou institution palestinienne n’a. Donc est-ce que vous ne voudriez pas, vous en tant que Palestiniens, réclamer la fin des activités de l’Unrwa maintenant que vous prenez vos affaires en main. Vous êtes en train de faire votre État, votre souveraineté devient réalité et vous n’allez pas vous encombrer de cet organe. »
Parallèlement à cela, c’est exactement à cette période que les États-Unis qui, depuis sa promulgation, avaient voté tous les ans la résolution sur le droit au retour, se sont subitement abstenus. Et l’année qui a suivi, ils ont voté contre. C’était en 1995, à la session de l’Assemblée générale, à l’automne. Tout d’un coup, les Américains ne votent pas et demandent aux États arabes de s’abstenir. Ils savent qu’ils ne peuvent pas leur demander de voter contre mais de s’abstenir.
Alors quel est le deuxième discours qui accompagne celui du pouvoir palestinien qu’il s’agit de consolider ? le deuxième discours, c’est : « Vous ne pouvez pas passer votre vie à vous encombrer de termes de référence qui datent de cinquante ans. Une négociation réelle, créative, se doit d’élaborer et de créer ses propres termes de référence. Vos termes de référence, la négociation sur les réfugiés, vous les rédigerez vous et les Israéliens, vous n’avez plus besoin des résolutions de l’ONU. »
Donc nous avions une attaque double, l’une sur les textes fondant le droit, l’autre sur l’institution dont la permanence disait tous les jours que ce droit n’était pas encore satisfait. Et là, nous nous en sommes vraiment tirés de justesse dans la mesure où ça n’a pas du tout marché au niveau de la délégation. Nous étions quand même complètement dedans, ça n’a pas beaucoup marché au niveau des responsables palestiniens qui, pour la plupart, n’étaient pas encore rentrés en Palestine. Mais il faut malheureusement dire que certains de ceux qui étaient déjà installés avec l’Autorité en Palestine, étaient assez sensibles à ce discours sur la consolidation de leur pouvoir. Et donc nous avons mené là une bataille très difficile puisque nous avons dû contrer et la pression américaine et canadienne et les accords déjà donnés par certains de nos responsables à Gaza. J’ai absolument la conviction que c’est ce qu’il fallait que je fasse.
Et puis les négociations se sont arrêtées sur les réfugiés. Ils ont lancé le fait qu’il fallait maintenant passer aux négociations sur le statut final, que ce n’était plus la peine d’aller en discussions techniques, etc.
Finalement ce qu’il faut tirer de cet épisode c’est que la négociation sur la question du droit au retour des réfugiés palestiniens est très simple. Très souvent des amis ou des connaissances posent la question de savoir : « Mais qu’est-ce que c’est que cette blague des négociations sur les réfugiés ? Vous n’avez eu ni le droit au retour, ni rien dans cette histoire. »
En fait la négociation était bloquée dès le départ sur le fait qu’on n’allait pas aborder la question de l’application du droit. Par contre l’enjeu réel - et je crois qu’on s’en est assez bien tiré - consistait précisément à les empêcher de vider le droit de sa substance. C’est-à-dire que toute notre mission - c’est en tout cas ainsi que nous l’avons comprise - consistait à préserver la question du droit, pour qu’il puisse être négocié dans sa plénitude. Car, si nous avions accepté la disparition du droit, si nous avions accepté qu’il n’y ait plus de termes de référence, si nous avions accepté l’idée que tous les réfugiés étaient interchangeables, si nous avions accepté que la question des indemnités était la question centrale et que les Juifs arabes étant spoliés, les Palestiniens étant spoliés, nous étions quitte, nous serions allés à la négociation finale sur les réfugiés avec un dossier vide. La négociation finale sur les réfugiés serait passée d’une négociation sur le droit à une négociation sur combien ça coûte, combien ça va coûter pour vous reloger, pour vous sortir des camps, pour vous permettre de travailler. Ainsi, toute la bataille a précisément consisté à préserver la possibilité de négocier un jour.